Wild Women Don’t Have The Blues

Concert-Conférence, Bibliothèque musicale de Touraine, 6 mars 2019

Le 6 mars dernier s’est déroulée la première conférence de l’association Gounod Blaster, organisée entièrement par des étudiant.es en Musicologie. L'enregistrement de ce concert-conférence est disponible dans la rubrique "Vidéos" du site internet du journal.


« Wild women don't have the Blues » est une expression tirée d'une chanson de la blueswoman Ida COX (1896-1967). Celle-ci est devenue une célèbre évocation de la femme africaine-américaine indépendante et anti-conformiste, et l'appellation de « wild women » (intraduisible en français) a souvent été utilisée pour qualifier les Reines du Blues. Lors de ce concert-conférence, nous nous sommes appuyés sur trois artistes emblématiques, Gertrude « Ma » RAINEY, Bessie SMITH et Billie HOLIDAY et avons cherché à déceler l'impact de leurs œuvres sur la conscience sociale des femmes de la working class africaines-américaines dans les années 1920, 1930 et 1940.

Nous intéresser aux créations des premières artistes à jamais enregistrer du Blues en studio nous a donné l'opportunité de jouer en direct un répertoire peu connu et de re-contextualiser ce qu'était la vie d'une artiste souhaitant faire allusion à son statut de femme revendicatrice dans le contexte des maisons de disques au système patriarcal, mais aussi d'analyser des chansons dont les thématiques sont inhérentes à l'Histoire des États-Unis et fondatrices de la pensée féministe africaine-américaine.

Retour les vies hors-normes de Ma Rainey et Bessie Smith et sur deux des quatre thématiques abordées : Le voyage dans le Blues des femmes et Vie en communauté et prise de conscience. Pour écouter la totalité du concert-conférence, rendez-vous sur la chaîne Youtube de Gounod Blaster.

Gertrude « Ma » Rainey (1886-1939)

Surnommée la « Reine du Blues », elle a influencée des générations de blueswomen. Elle rejoint des groupes de vaudevilles et des minstrel shows1 dès ses quatorze ans. A dix-huit, elle épouse William « Pa » Rainey et se produisent en duo avec le Rabbit Foot Minstrel. En 1912, c’est d’ailleurs Ma Rainey qui intégrera la jeune Bessie Smith dans la troupe. En 1923, Ma signe un contrat chez Paramount et y enregistrera une centaine de chansons. Dans les années 1930, elle retourne dans sa Georgie natale où elle devient directrice de plusieurs théâtres. Elle a aujourd’hui sa place au Blues hall of fame et au Rock’n’roll hall of fame


Illustration 1: Ma Rainey et son groupe, à Chicago

Bessie Smith (1894-1937)

Elle vit son enfance dans une extrême pauvreté et doit ses débuts musicaux, à seize ans, à Ma Rainey. Elle enregistre 123 chansons chez Colombia dans les années 1920. Elle fait alors partie des artistes africains-américains les mieux payés. Sa carrière de chanteuse s’essouffle à la fin des années 1930. Elle meurt en 1937 des suites d’un accident de voiture, sur les marches d’un hôpital pour Blancs dans lequel on aurait refusé de la soigner.


 

Le voyage dans le Blues des Femmes

 

A la suite de la guerre de Sécession, les états sudistes mettent en place des Codes noirs, leurs permettant de contourner le 13e amendement et ainsi de garder la main mise sur la main d’œuvre noire. Par conséquent, les anciens esclaves continuent de travailler pour le même maître contre une petite rémunération. Les hommes noirs sont les premiers à échapper à leur condition et à partir pour le Nord, terre promise, laissant bien souvent les femmes dans le Sud, où elles exercent des fonctions de domestiques ou de blanchisseuses.

Cependant, le Nord porte pour elles aussi un espoir d’une vie meilleure et l’essor du chemin de fer va permettre à beaucoup d’entre elles, y compris aux musiciennes itinérantes Ma Rainey et Bessie Smith, de quitter leur ville natale. Leur musique et leurs tournées dans les états du Sud vont servir de modèle aux femmes noires de la classe laborieuse et alimenter leur désir de s’installer au Nord.

Ce grand voyage est souvent pour ces femmes un moment d’introspection et d’incertitudes. Vont-elle retrouver leur homme et du travail, dans les grandes villes industrielles du Nord ? Dans la chanson Travelin Blues, Ma Rainey prend le contre-pied des stéréotypes entretenus par les bluesmen  : quand la femme a le blues, elle ne s’apitoie pas sur son sort mais prend en main sa destinée.

« Train’s at the station, I heard the whistle blow

I done bought my ticket and I don’t know where I’ll go [...]

I hear my daddy calling some other woman’s name

I know he don’t need me, but I’m gonna naswer just the same

I’m dangerous and I’m blue, can’t stay here no more

Here come my train, folks, and I’ve got to go »


Si le train est donc un symbole fort de liberté, c’est souvent la désillusion qui accompagne l’arrivée dans le Nord. La mélancolie du Sud prend alors souvent le dessus chez les femmes africaines-américaines, bien que les lois Jim Crow y fassent des ravages. Ma Rainey et Bessie Smith ne se contentent pas d’encourager les femmes à s’émanciper, elles leur permettent aussi de trouver la force de rester dans le Nord. Elles réveillent les consciences et donnent la paroles à ces femmes laissées pour compte, comme c’est le cas dans la chanson Backwater Blues (1927) de Bessie Smith, qui fait référence aux grandes crues du Mississippi :

« When it rains five days and the skies turn dark as night [...]

When it thunders and lithnin’, and the wind begins to blow

There’s thousand of people ain’t got no place to go

Then I went and stood upon some high old lonesome hill

Then looked down on the house where I used to live

Backwater blues done caused me to pack my things and go

Cause my house fell dwn and I can’t live there no mo’ »

Cette chanson protestataire dénonce les différences de traitement entre Noirs (qui n’avaient nulle part où se réfugier lors des inondations) et Blancs lors de ces catastrophes naturelles.

 


Illustration 2: Grande crue du Mississippi (1926)

Recherches et exposé : Anthony Benito

 

Vie en communauté et prise de conscience

 

Les communautés de femmes africaines-américaines, depuis les années 1920, permettent de trouver de alliées et de résister contre l’oppression et la maltraitance. Si la pensée féministe n’est pas consciente pour elles, ces communautés leur permettent d’affirmer leur féminité et leurs droits. Leurs revendications individuelles et collectives nécessitent des portes paroles. Ces femmes n’ayant pas les moyens de faire publier leurs idées, celles-ci sont essentiellement transmisses oralement et les blueswomen, très populaires, vont assurer ce rôle de résistance par le biais de la radio et des maisons de disques alors en plein essor.

La religion ayant une place centrale dans la vie de ces femmes, les blueswomen vont s’emparer de la musique communautaire d’église pour relayer des conseils à leurs pairs ou pour « prêcher le blues » comme une délivrance contre les souffrances féminines, comme dans la chanson Preachin’ the blues, sorte de sermon sarcastique de Bessie Smith :

« Preach them blues, sing them blues, they certainly sound good to me

I been in love for the last six months and an’t done no worryin’ yet

Moan them blues, holler them blues, let me convert your soul »

La religion faisant autorité suprême pour les communautés noires, Bessie Smith se joue de ses codes pour témoigner de sa féminité, de son indépendance vis à vis des hommes et de sa sexualité tout en invitant ses sœurs à faire de même. La prise de conscience féministe a donc lieu principalement de femme à femme.

Le Blues des femmes a également permis de rallier les travailleuses africaines-américaines et de dénoncer les injustices sociales. Dans sa chanson Down in the basement, Ma Rainey chante une séparation physique entre la classe laborieuse et la haute société. The basement (la cave, le sous-sol) est ici un double symbole : lieu caché où était joué le Blues pendant la Prohibition, c’est aussi un espace communautaire et culturel important pour les africains-américains. Ma Rainey s’applique à défier l’autorité religieuse qui réprouve le Blues avec un texte cynique décrivant, par des insinuations sexuelles évidentes, ce qu’il se passe dans cette cave... Enfin, elle conteste l’infériorité du peuple noir et du Blues « d’en bas » en célébrant la culture Noire.

« I’ve got a man, piano hound

Plays anything that’s going around

When he plays that highbrow stuff

I shout « Brother, that’s enough »

Take me to the basement, that’s as low as I can go

I want something low down, daddy, want it nice and slow

I can shimmy from A to Z, if you’ll play that thing for me »

L’identité communautaire passe donc par le Blues, et se construit en opposition à la musique « intellectuelle » de la classe dominante.

Recherches et exposé : Philippine Cornet

 


Illustration 3: Billie Holiday en concert

En guise de conclusion


Comment expliquer que des artistes pionnières comme Ma Rainey et Bessie Smith soient aujourd’hui tombées dans l’oubli ? On constate de tous temps la représentation minoritaire des artistes femmes et compositrices, et cette situation n’évolue pas sensiblement. En 2019, il nous semble cependant nécessaire de repenser la manière dont on écrit l’Histoire de la Musique. Il s’agit à présent de rassembler et présenter les œuvres des femmes et de donner une visibilité aux compositrices d’hier et d’aujourd’hui afin d’offrir une voix (voie?) à celles de demain.


 

Pour aller plus loin

A lire : Blues et féminisme noir, de Angela Davis, éditions Libertalia (2017)

A voir : le documentaire de Christine Dall, Wild women don’t have the Blues (1989)


Wild women don’t have the Blues, avec la participation de Anthony Benito, Marie Bocher, Elisa Constable, Philippine Cornet, Rémi Dufaure, Camille Hamonou-Boiroux, Coraline Pied-Mazier, Marius Samoreau, Judikaelle Séjourné et Clara Tozzi.

1Nés dans les années 1820 aux USA, les minstrels shows sont des spectacles itinérants de théâtre, danse et musique. Les artistes Blancs s’y noircissent la peau pour « imiter les mimiques des Noirs ». Ces shows vont finir par être réappropriés par les Noirs eux-mêmes après la guerre de Sécession.

Publié le : 22/08/2019 à 17:29
Mise à jour : 12/09/2019 à 18:29
Auteur : Judikaelle Séjourné
Catégorie : Découverte

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